XIV
Tard dans la soirée, alors qu’il dormait dans son appartement de New York, ils vinrent :
— Elle est tout à fait remise, monsieur Lars. Alors, si vous voulez vite vous habiller ? Nous nous occuperons de vos bagages. Notre aéronef attend sur le toit.
Le chef des hommes du FBI ou de la CIÀ ou de Dieu sait quelle police, des professionnels toutefois habitués à être éveillés et en plein travail à cette heure de la nuit, commença, à la stupéfaction incrédule de Lars, à fourrager dans ses tiroirs et ses armoires pour en tirer le nécessaire d’une manière efficace, silencieuse, mécanique. Ses hommes l’entouraient, chacun accomplissant sans mot sa tâche, tandis qu’encore endormi, irritable, il les contemplait sans parvenir à secouer son étonnement.
Enfin, s’étant repris, il se dirigea vers la salle de bains.
Comme il se passait de l’eau sur le visage, un policier lui dit, de la pièce voisine, négligemment :
— Ils en ont mis trois, maintenant, sur orbite.
— Trois, répéta-t-il stupidement, regardant son visage ridé, fripé par le sommeil, dans le miroir.
Ses cheveux pendaient sur son front comme des algues sèches, et automatiquement il tendit la main vers son peigne.
— Trois satellites. Et le troisième est différent, c’est ce que disent les stations de dépistage.
— Le genre hérisson ?
— Non. Différent seulement. Ce n’est pas un appareil de contrôle. Il ne recueille pas d’inform, comme les deux premiers. Peut-être qu’ils ont déjà fait leur travail.
— En restant là-haut, ils ont prouvé que nous ne pouvions pas les descendre.
Et pour cela, ils n’avaient même pas besoin d’être remplis d’un équipement complexe : deux coques vides suffisaient.
Les policiers étaient vêtus de complets gris sombre de coupe classique et, avec leur crâne rasé, ils ressemblaient à des moines ascètes. Alors que tous se rendaient sur le toit de l’immeuble, l’homme à la droite de Lars, assez rougeaud de teint, lui dit :
— D’après ce que nous savons, vous vous êtes rendu cet après-midi à l’ambassade soviétique.
— C’est exact.
— Cette ordonnance que vous avez…
— Leur défend de m’accoster. Mais moi, je peux le faire. Ils n’ont pas d’ordonnance contre moi, eux.
— Vous avez réussi ?
Sur le coup, il ne sut que répondre. Cette question signifiait-elle que le FBI ou la CIÀ connaissaient la cause de sa démarche ? Enfin, comme ils traversaient la terrasse en direction de l’aéronef gouvernemental, appareil qui lui était familier, genre chasseur à grand rayon d’action, il répondit :
— Il m’a dit ce qu’il voulait dire… Est-ce réussir ? L’aéronef s’éleva. New York, rapidement, s’évanouit derrière eux. Ils survolaient déjà l’Atlantique. Les lumières, les habitations des hommes, disparurent. Lars, regardant en arrière, ressentit une sorte de regret névrotique, une sensation aiguë, pénétrante, de perte, une perte telle que rien ne pourrait jamais la compenser de toute l’éternité.
— Comment allez-vous faire ? demanda le policier qui pilotait.
— Je vais leur donner l’impression absolue, totale, entière, exhaustive, inconditionnelle, que je suis franc, honnête, loyal, naïf, véridique, loquace…
Furieux, le policier l’interrompit :
— Espèce d’idiot ! Ce sont nos vies qui sont en jeu !
Quand Lars répondit, sa voix avait changé :
— Vous êtes cadre, n’est-ce pas ? Tout comme votre compagnon ? Alors, vous savez que je peux vous fournir un gadget, un élément « dépiauté » d’un système de guidage de soixante stades, qui allumera vos cigares en faisant résonner à l’arrière-plan un quatuors cordes de Mozart, tandis qu’un autre gadget, élément lui aussi dépiauté d’un second article multiplex, vous servira votre nourriture, vous la mâchera, même en recrachant tous les noyaux si c’est nécessaire, dans un troisième gadget, lequel…
L’un des policiers tourna la tête vers son compagnon :
— Je comprends maintenant pourquoi les gens détestent à ce point tous ces dessinateurs de mode d’armes. Ce sont d’ignobles tapettes…
— Non, dit Lars. Vous vous trompez. Ce n’est pas là que le bât me blesse. Voulez-vous savoir ce qui ne va pas en moi ?… Dans combien de temps arrivons-nous ?
— Presque tout de suite, répondirent les deux policiers en même temps.
— Je vais faire de mon mieux. Ce qui ne va pas, c’est que je ne fais pas ce que je devrais faire. Ça démolit un homme ; à cause de cela, il a peur de tout. Mais je suis payé, ou j’ai été payé jusqu’à maintenant, pour ne pas faire ce que j’aurais dû faire. Parce que c’est cela qu’on a voulu de moi.
Le policier qui était son voisin demanda :
— Croyez-vous, Powderdry, que vous et cette Lilo Toptchev pouvez y arriver ? Avant que ceux de là-haut…
Il eut un geste vers le ciel semblable à celui d’un laboureur d’autrefois.
— … avant qu’ils nous laissent tomber dessus la chose quelle qu’elle soit qu’ils préparent en disposant leur réseau de sats, ce qui leur permet de bien calculer leur coup, de toucher exactement l’endroit qu’ils veulent. Par exemple – et c’est ce que je crois – le Pacifique qu’ils transformeront en vapeur en nous faisant bouillir comme des homards du Maine. Lars garda le silence.
— Il ne dira rien, dit le policier qui pilotait.
Son ton était un curieux mélange de colère et de désolation, celui d’un enfant, et Lars se sentit touché. Lui-même devait avoir ce ton, parfois.
— À l’ambassade soviétique, ils m’ont dit très sérieusement qu’ils nous tueraient, elle et moi, si jamais nous ne trouvions rien, si ce n’est une de ces prétendues armes avec lesquelles nous gagnons notre vie depuis des dizaines d’années. Oui, ils nous tueront, si vous ne nous tuez pas d’abord.
Le policier-pilote répondit, calmement :
— Nous vous tuerons d’abord. Parce-que nous serons plus près de vous. Mais pas tout de suite. Il y aura un délai convenable.
Sa curiosité éveillée, Lars demanda :
— Vous l’a-t-on ordonné ? Ou est-ce une idée à vous ?
Pas de réponse.
— … Vous ne pouvez me tuer tous les deux, dit Lars, tentant de paraître à la fois philosophe et désinvolte. Mais il n’avait pas le cœur à la philosophie, et sa désinvolture ne fut guère appréciée. Aussi reprit-il :
— … Peut-être le pourriez-vous quand même. Saint Paul ne dit-il pas qu’un homme peut renaître ? Oui, mourir et revenir à la vie. Si un homme nait deux fois, on peut également l’assassiner deux fois.
Son voisin le policier lui donna enfin la réplique :
— Dans votre cas, ce ne serait pas un assassinat. Il ne précisa pas sa pensée, mais peut-être était-elle indéfinissable, pensa Lars. Il sentait peser sur lui leur haine, leur frayeur, leur espoir aussi. Ils espéraient encore, comme Kaminsky. Pendant des années, ils avaient payé pour qu’il ne produise aucune arme vraiment mortelle, et maintenant, avec une naïveté totale, ils étaient prêts à s’accrocher à ses basques, comme Kaminsky, mais toujours avec cette menace sous-jacente : ils le tueraient, s’il échouait. Il commençait à comprendre beaucoup de choses auxquelles il n’avait jamais pensé, sur cette société dirigée par les « cadres ».
Le fait d’être à l’intérieur, de savoir vraiment ce qui se passait, ne leur avait pas facilité la vie. Comme lui, ils souffraient. Ils n’étaient pas, comme on le lui avait dit récemment, orgueilleux, vaniteux, enflés d’hubris. La connaissance les rendait incertains, inquiets, pour la même raison que l’ignorance permettait à la multitude, aux purzouves, de dormir en paix. Trop de maturité d’esprit, trop de responsabilité, voila ce qui écrasait les cadres, jusqu’à ces deux nullités, ces deux policiers, ainsi que leurs collègues qui devaient continuer à emballer chez lui ses chemises, ses souliers, ses sous-vêtements et ses combinaisons dans des valises et des boîtes. Et le fond de leur inquiétude, qu’était-il ? Simplement qu’ils savaient, comme Lars, que leur destin reposait entre les mains de faibles d’esprit. C’était simple comme cela. Faibles d’esprit à l’Est, faibles d’esprit à l’Ouest, faibles d’esprit comme le maréchal Paponovitch et le général Nitz. Faibles d’esprit – se dit-il soudain – comme lui-même, et il sentit la honte lui enflammer le front. C’était la médiocrité absolue de leurs chefs qui effrayait les cercles dirigeants. Le dernier « surhomme », le dernier homme de fer, avait été Joseph Staline. Depuis… rien que des petits mortels, des fonctionnaires politicien amateurs de compromis…
Mais l’autre terme de l’alternative était encore pire, et cela, tous le savaient, même les purzouves au niveau qui était le leur.
Cet autre terme, ils le voyaient maintenant sous la forme de trois satellites étrangers.
D’une voix traînante, comme si cela n’avait pas très grande importance, le policier-pilote déclara :
— Voici l’Islande.
Au-dessous d’eux, les lumières de Fairfax brillaient.